Petites errances photographiques d’un temps confiné

Posted by on Mai 3, 2020 in Non classé

[confinement-I] Dessous, une salle de classe… la dernière photo de mon appareil photo avant le confinement. Dessus, les arbres qui poussent et les souvenirs qui se mélangent. Les sensations d’une certaine normalité s’éloignent pour laisser place à d’autres, le temps est ralenti, distendu, les lieux sont réduits, le temps d’avant est propulsé à des années lumières, le calendrier n’a plus trop de sens et dans l’agenda, l’intégralité des choses prévues les prochaines semaines est rayée. Annulé. Annulé. An(nul)é. C’est vertigineux, ou plutôt, du point de vue de la forêt, c’est anecdotique.


[confinement-II] Ressortir après 10 jours de forêt. Croiser des gens masqués, ralentis, distants. Se demander si on restera tout le reste de la vie distants d’un mètre, méfiants envers les autres. Palper la peur, la tristesse, la sidération. Puis revenir à la forêt, petit confinement heureux plein de décroissance et de plantes sauvages comestibles. Se sentir privilégiée, dans un décalage étrange, planquée loin du désastre invisible. La guerre est silencieuse mais les oiseaux, eux, n’ont jamais chanté si fort.


[confinement-III] C’est marrant comme la perception du temps change. Troisième semaine à la maison. Ne plus chercher à rentabiliser les heures. Ne plus trop s’intéresser à la date. Ne plus se projeter au-delà de la demie-journée. Vivre au présent, à quelques futurs près. Se sentir comme en retraite, ce temps béni qu’on ne connaîtra, d’ailleurs, pas. Se sentir comme en congé maternité, la couvaison en moins. Se sentir… pas si mal ou bien… pas si bien. Observer. Se demander si le joyeux brouhaha de naguère était préférable au tendre silence du maintenant. Et à peine contenir l’étonnement naïf d’un petit matin saupoudré de neige.


[confinement-IV] Attendre au chaud chez soi ou même le nez en l’air dans le hamac précoce du printemps, attendre, attendre, attendre quoi? Que le nuage passe, que le virus ne nous tue pas tous, que la branche du prunier en fleurs fasse de l’ombre pile au niveau des yeux, que notre immunité se renforce, que des enfants apprennent à lire, que d’autres décrochent, que hier se superpose avec avant-hier comme un calque mal ajusté, que les repères tremblent et vacillent comme la flamme d’une bougie, que le temps offert soit un cadeau, un fardeau, un cadeau, un fardeau? J’ai cherché pendant une heure l’enseignement à tirer de tout cela. Je n’ai pas trouvé. Il faut attendre, c’est tout. Attendre, sans attente.


[confinement-V] Dis-moi monsieur Printemps, est-ce bien raisonnable de nous exploser à la figure comme ça? Tu nous nargues de bourgeons tendres, de verts délicats, de bombes jaunes aveuglantes! Et voilà que les arbres fruitiers fleurissent de puretés blanches et roses belles à en crever, les papillons citrons peuplent l’air du marcheur semblant lui indiquer l’absurde chemin vers la liberté, et le lilas, après quelques pourpres hésitations, dévoile finalement son frisottis bien-odorant. Quelle est cette injonction contradictoire qui plane au-dessus de nous? Sors, cours, saute, vis! Mais n’oublie pas de rester à la maison.


[confinement-VI] Ô temps suspends ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours! Jour 23. Une lassitude certaine accrochée aux basques. Avant de glisser, se raccrocher aux branches et aux gestes du quotidien. Des envies inavouables de dépasser les frontières du possible. Comme dans un rêve, de sentir les embruns et l’odeur d’un café sur une terrasse ensommeillée. Pas encore. Cultiver la patience, bien l’arroser et attendre qu’elle fleurisse. On dit dans la radio éteinte que le président va parler demain soir. Le coucou chante depuis 3 matins, lui, tellement tôt qu’il en a chassé la lune rose.


[confinement-VII] Il y a maintenant une date de retour à l’anormal. Au bout de cinq semaines, le cerveau a pris ses marques, une certaine routine, des nuits peuplées de rêves étranges, le corps enfin ralenti. Nous sortions de l’hiver et voilà déjà que le printemps fane. La vie, entêtée, poursuit les êtres que nous sommes. Elle est plus forte que le chaos. Mais dans chaque geste et dans chaque promenade, dans la parole échangée ou dans le for intérieur, surgit l’ombre à picots du virus invisible, comme un moucheron bien trop collant avant que l’orage n’éclate. Bientôt, les choses vont pouvoir rentrer dans le désordre.


[confinement-VIII] Jours gris, corps ankylosé de 2 mois de sommeil. Réveil difficile. C’était un vrombissement imperceptible dans l’estomac mais ça grossit, ça enfle. Plus les jours passent, plus c’est une évidence : la colère arrive. Par delà les projets en friche et la vie en pause, par delà l’amusement du début face au chaos inédit… La colère de devoir y laisser des plumes. La colère de comprendre que ça aurait pu se passer autrement. Qu’on aurait pu éviter des morts et aussi des privations abusives de liberté. Des pauvres gens murés entre quatre murs, la télé qui gueule trop fort, les enfants sans école, la solitude des vieux. La colère qui ranime les pâles couleurs de ces derniers jours. Espérons qu’elle balaye fissa les à-quoi-bons et les où-vais-je, espérons qu’elle fasse rougir les fraises encore vertes, et qu’elle nous redonne l’envie de mordre et de sourire de notre si naïf sourire de sans-dent.


[confinement-IX] Lâchez les fauves! Le couvre-feu est levé! La période la plus étrange de nos vies a été un long purgatoire avant le monde d’après. Carnaval obligatoire pour tous, masquez-vous, démarquez-vous, éloignez-vous, lavez-vous soigneusement les mains, vomissez dans votre coude! Le ciel bleu, intense et pur, s’est tâché de drones chargés de surveiller nos drôles. J’ai oublié d’écouter la radio, j’ai marché dans l’aube tremblante, j’ai cherché à atteindre la cime qui me tendait ses branches. J’ai préparé les enfants à ne pas s’habituer à cette nouvelle réalité. Le gosier serré, les doigts gelés, tourner en rond dans mon co-vide. Gratter la terre en thérapie. Observer l’humain groggy sortir de son hibernation. Post-covid animal triste.


[confinement-X] Premier orteil : sort dans le monde d’après pour essayer de remettre en place quelques jalons de la vie d’avant. Deuxième orteil : freine des 4 fers. Troisième orteil : renonce. Le monde d’après est un monde inquiétant où il faut adopter des gestes peu naturels pour se protéger des autres. Le monde d’après est un monde où les dirigeants jouent avec nous comme des petits soldats de plomb. Plombés dans l’aile. Je traîne gueule de bois enfarinée, œil humide et envie de rien, surtout pas de porter un bâillon -même coloré- sur le nez.


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